Aujourd'hui, La Fourmi se met sur la photo

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La Fourmi est parmi vous. Elle donne, le jour, des cours en lycée agricole ; elle retranscrit,
la nuit, ce qu'elle a observé la journée. La Fourmi, est-ce l'un de vos professeurs...? La Fourmi se glisse dans les couloirs et les salles de votre lycée, d'où elle vous observe grandir, apprendre, vous ennuyer, mûrir, attendre, vous émouvoir, découvrir, vous amuser, traîner des pieds, désirer, vivre, sur les montagnes russes de votre adolescence.

  • Plutôt satisfaite de son envolée lyrique sur le lien entre musique et poésie, ce matin. Concentrée, réjouie, La Fourmi se hâte de pointer le doigt levé, qui va, c'est certain, livrer à l'ensemble du groupe une pensée profonde et des connaissances fondamentales. Seulement, c'est le Gardien du Temps qui a demandé la parole : « Madame ! Notre photo de classe est à 9h30 : c'est l'heure. » Le réel, le réel monotone et ritualisé, se rappelle à nous et nous rappelle à l'ordre...
  • Le couloir sent la peinture, le détergent, la poussière chaude. La Fourmi se dirige tout droit, au hasard, vers la sortie. On verra bien des bancs, une ardoise blanche avec l'année, le nom de la classe, et le photographe, derrière son trépied. « Ne bougez plus : souriez ! »
  • Il apparaît rapidement, à l'entrée de l'amphithéâtre, anxieux et débraillé, mal rasé, nous demandant si nous ne serions pas, enfin, la bac-proyeux qu'il attend depuis une demi-heure. « La bac pro quoi ? », s'étonne La Fourmi en annonçant son groupe de S enregistré à 9h30 sur le planning qu'il a sous les yeux. Mais la réponse ne plaît pas : le photographe hausse les épaules, bougonne, nous ordonne d'attendre.
  • Un groupe d'étudiants descend à la queue leu-leu, rangés par ordre alphabétique. La Fourmi en profite pour prendre des nouvelles de ceux qui sont partis, féliciter ceux qui ont réussi, encourager ceux qui persistent à rester au lycée. Elle patiente, le temps d'une trentaine de flashs, patiente, le temps que notre tour vienne, patiente, tandis que le Gardien du Bon Goût fait passer un peigne dans les rangs en intimant à chacun de bien se recoiffer.
  • La Gardienne du Troupeau, voisine du Gardien du Temps, un strapontin juste derrière le Gardien du Bon Goût, a déjà rangé ses congénères par ordre alphabétique. Cela devrait satisfaire le photographe, pense La Fourmi, qui le trouve bien nerveux de bon matin, elle plutôt assoupie, les bras ballants, dans l'allée, un peu bâillant, observatrice et se disant qu'elle doit tenir là, sûrement, le nouveau sujet de sa future chronique.
  • Les uns grimpent sur l'estrade d'une enjambée, s'assoient sur le tabouret posture rigide, le dos bien droit, sourient avec aisance, les pieds plantés dans le sol, respirant la jeunesse, le dynamisme et l'assurance ; les autres demandent trois fois de suite si c'est vraiment leur tour, reconnaissent à peine leur propre nom, trébuchent sur les marches, hésitent, rougissent, pâlissent, rougissent derechef, en danger de basculer du tabouret, ne sachant que faire de leurs lunettes, de leurs mains, d'eux-mêmes. Ils sursautent au moindre flash.
  • « Ne bougez plus, souriez ! »
    • Le photographe veut, dans le même mouvement, appeler le suivant, regarder sa liste d'élèves, chercher des yeux les bacs pros égarés, reculer... Il s'emmêle alors les jambes sur un câble, trébuche, perd l'équilibre, tente de se rattraper sur son trépied, mouline dans le vide, pour finir par s'écrouler dans une tonitruante injure, entraînant son appareil qui se fracasse dans un bruit de verre brisé.
    • Le Gardien des Choses se précipite pour ramasser l'objectif envolé : « Tenez, Monsieur... j'espère que ce n'est pas vraiment cassé. »


  • On tentera bien, une bonne dizaine de fois, en déplaçant les bancs, en avant, en arrière, dehors, devant les chaises, derrière, dessus, face soleil ou dos nuage... on tentera bien, une bonne vingtaine de fois, de la réussir, malgré tout, cette photo de groupe, cette photo sur laquelle LaFourmi figurerait, tout sourire en bas à gauche, les paumes des mains sur les cuisses déposées − mais rien à faire. Le flash scintille et scintille encore dans le vide.
  • Ce n'est pas grave. La Fourmi console le Gardien de L'Image, atterré : « ce n'est pas grave. On écrira un texte ensemble, pour compenser la photo de classe ratée ».


  • La Fourmi garde et regarde, sur son bureau, un cadre vide, blanc, en se disant que, finalement, l'écrit est davantage fidèle à la vie.

La fourmi

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