Quand l'élève est prof

cache/bf_imagefourmis_vignette_230_230.jpg

Une enseignante en formation à SupAgro Florac nous raconte ce qu'elle ressent en tant qu'"élève".

La Fourmi est parmi vous. Elle donne, le jour, des cours en lycée agricole ; elle retranscrit, la nuit, ce qu'elle a observé la journée. La Fourmi, est-ce l'un de vos professeurs...? La Fourmi se glisse dans les couloirs et les salles de votre lycée, d'où elle vous observe grandir, apprendre, vous ennuyer, mûrir, attendre, vous émouvoir, découvrir, vous amuser, traîner des pieds, désirer, vivre, sur les montagnes russes de votre adolescence.

  • Je les sens qui frétillent, pas aussi tranquilles que moi, pas aussi sereines, heureuses d'apprendre ; elles, elles seraient plutôt nerveuses et trépidantes. Je décroise les jambes. J'ai si peu à faire, me semble-t-il : prendre des notes, regarder, écouter. C'est apaisant. Je pourrais même tenter l'écoute flottante, si je le voulais, mais la petite voix en moi qui n'a pas eu de formation continue depuis des années m'intime l'ordre de ne pas céder à la passivité : « hé, psst, toi, là », fait-elle avec autorité. « Tu as traversé la France pour venir chercher des idées et des réponses à tes questions insolubles : tu es donc priée de ne pas te contenter d'une spécialité à la châtaigne pour seul souvenir.»
  • L'estime de soi. On est bien, ici. Je croise les jambes dans l'autre sens. Il fait frais, mais on est bien.
  • C'est un schéma, sur le diaporama. Je réalise soudain que j'ai oublié ma montre et qu'elles sont toujours là, autour de ma cheville gauche. Rester concentrée. Attentive au schéma ; j'ai un peu de mal, en général, avec le côté schématisant, résumé, réducteur, des flèches et des carrés émaillés de smileys. Je préfère les nuances, les petites notes en bas de pages, les phrases à rallonge, les exceptions, les énumérations, les commentaires de parenthèses en parenthèses, les adjectifs enlacés les uns aux autres, les points de vue contradictoires que l'on doit chercher à tout prix à rendre complémentaires...
  • Il fait froid, je n'ai pas l'heure, je suis bien, j'entends des idées qui me plaisent et correspondent à l'image que je me fais de notre métier. On construit sûrement l'estime de soi des élèves en favorisant celle de leurs professeurs.
  • Elles circulent à présent dans les mollets et je secoue les orteils en vain pour les en chasser. Discrètement. Je ne veux pas me faire remarquer, dès le premier jour de stage. Je pose les pieds au sol, bien plantés. Si elles pouvaient en profiter pour aller voir ailleurs si ma peau s'y trouve, je ne dis pas non. Je ne les laisserai pas... aïe ! les voilà déjà trépignant tout autour de mon genou...
  • Je penche la tête sur le côté car la diapo suivante est projetée de travers. Il me faut repartir d'ici munie de nouveaux outils pour sortir mes élèves de leur passivité, inaction, inertie. Je me redresse soudain quand cette gradation d'impuissance me traverse l'esprit : ne pas donner, à mon tour, cette désagréable sensation de l'élève qui épouse la forme de la table pour signaler qu'il aimerait être partout ailleurs, présent sur toute la surface de la terre, sauf ici, justement, dans la salle de classe qui l'éteint. Soyons solidaire de la formatrice, donnons-lui ce que nous aimons quand nous enseignons : nous faire porter par l'attention de l'auditoire. J'acquiesce exagérément, je souris de toutes mes dents, j'écarquille les yeux, je fais voui voui en boucle, les coins des lèvres à la limite du cuir chevelu ; avant de changer d'avis car mon exagération risque d'être interprétée comme de l'ironie déplacée. Je reprends alors ma tête quotidienne, vite interrompue par une invasion en bas des cuisses.
  • Qu'est-ce qui différencie un prof-élève d'un élève pas encore prof ?
  • L'élève qui a connu l'autre côté du bureau se met à tout analyser : la démarche pédagogique qui lui est proposée, les sources des documents, sa propre écoute, sa place dans le groupe, ses envies de bavardages, sa participation et ses possibles conséquences, constructives ou pas. Et il doit se lever soudain, nerveusement, envahi de fourmis dans la jambe gauche. Je bondis pour m'en débarrasser.

Aline GATIER, professeur de français-philosophie, LEGTA du Mans.

La fourmi

Commentaires

Se connecter pour commenter.